CHAPITRE VIII

— Par les dieux ! s'exclama Sef. C'est là que vous habitez ?

Donal regarda le garçon, qui béait d'étonnement devant le mur d'enceinte intérieur de pierre rose d'Homana-Mujhar. Celui-ci, bien que beaucoup plus petit que le mur extérieur, était impressionnant. Le mur extérieur était encore plus épais et comportait des tours et des remparts. Homana-Mujhar était d'une élégance sobre. Mais Donal savait que les légendes courant sur le palais faisaient en partie sa réputation.

Et c'est nous, les Cheysulis, qui l'avons bâti.

Il sourit à Sef.

— C'est ici que vivent le Mujhar et la princesse. Je viens souvent en visite, mais la Citadelle est mon foyer. ( Donal montra la direction de l'est. ) Elle se trouve à une demi-journée de cheval d'ici. Si tu veux, je t'y conduirai un jour.

Sef ne sembla pas l'avoir entendu. Il tournait la tête de çà et de là, observant les murs, les tours et les gardes en livrée qui passaient sur le chemin de ronde.

Donal guida Sef et Aislinn jusqu'à l'entrée principale du palais. Par égard pour la princesse, il n'emprunta pas la porte dérobée qu'il préférait utiliser quand il était seul.

Quand il vit Karyon en haut des marches en marbre, il sut qu'il avait fait le bon choix.

Donal se tourna vers Aislinn pour lui parler, mais il referma la bouche. Il la vit regarder son père, horrifiée. Toute couleur quitta son visage ; ses mains gantées tremblaient sur ses rênes.

— Il est devenu si... vieux, murmura-t-elle. Si usé. Que lui est-il arrivé ?

— Tu connais l'histoire, Aislinn : Tynstar a essayé de le tuer par sorcellerie. Ton père a vieilli de vingt ans en quelques minutes.

— Mais il va bien plus mal qu'avant, dit-elle en un souffle. Regarde-le, Donal !

Elle voit mieux que moi, car voici deux ans qu’elle est séparée de lui. Oui, elle a raison. Karyon a beaucoup vieilli. La sorcellerie de Tynstar est toujours en action.

Le Mujhar n'avait que quarante ans, mais son aspect était celui d'un sexagénaire. Sa chevelure fauve était devenue gris acier. Son visage, en partie caché par une épaisse barbe grisonnante, était ridé comme du vieux cuir. De profonds sillons entouraient ses yeux bleus. C'était un homme de grande taille, qui avait autrefois été très fort. Mais l'âge lui avait enlevé une bonne partie de sa vitalité.

S'il vieillit si vite, cela signifie quoi pour moi ?

Il vit que les épaules de Karyon étaient raides, comme si elles le faisaient souffrir. Peut-être était-ce le cas, la maladie qui rongeait ses genoux et ses mains s'étant étendue à l'articulation de ses épaules.

Oh ! dieux, faites que je ne connaisse jamais la douleur qu'il éprouve, implora Donal. Il se sentit coupable de penser à lui-même devant l'épreuve que vivait Karyon. Je crois que je n'aurais pas le courage de faire face comme lui.

Regardant les mains tordues du Mujhar, Donal se demanda comment il faisait à manier l'épée. Mais il y parvenait.

Karyon est ce qui garde Homana forte... Karyon et les Cheysulis. Après lui, la tâche me reviendra, et je n'en veux pas !

— Aislinn ! appela Karyon. Par les dieux, ma fille, cette séparation n'a que trop duré !

II tendit les mains. Aislinn, oubliant son rang et les convenances, sauta de sa jument, souleva ses jupes et grimpa les marches de marbre veiné de noir, courant et riant. Karyon la prit dans ses bras quand elle arriva en haut et la souleva, la serrant contre lui.

On dirait presque qu’elle n’a pas passé tout ce temps avec Electra. Mais je n’ose pas lui faire confiance. Pas avant que Finn l'ait testée.

Le Mujhar reposa sa fille. Il appela son héritier.

— Donal, descends de ce cheval et viens nous rejoindre ! Et explique-moi comment il se fait que les bagages soient arrivés avant toi.

— Mets pied à terre, souffla Donal à Sef. Tu es devant le Mujhar. Ne sois pas effrayé, il n'est pas un dieu, seulement un homme.

Des garçons d'écurie se chargèrent des trois chevaux.

— Soyez le bienvenu, mon seigneur, dit l'un d'eux à Donal.

— Merci, Corrick, répondit le jeune homme. Sef, viens avec moi.

— Maintenant ? dit Sef. Mais... vous allez avec le Mujhar.

— Toi aussi.

Après un long moment d'hésitation, Sef monta les marches.

— Tu es en retard, dit Karyon quand ils arrivèrent en haut de l'escalier. Des problèmes ?

— En quelque sorte, dit Donal.

— Il a été malade, intervint Aislinn. Quelqu'un l'a empoisonné.

Le visage de Karyon se crispa un instant, mais ce fut le seul signe d'inquiétude que vit Donal.

— Dans ce cas, entre. Tu n'as pas l'air sur le point de tomber mort à mes pieds ; j'en déduis que tu es entièrement remis.

Donal eut un petit sourire.

— Oui, mon seigneur.

Mais il savait qu'il n'avait jamais été un très bon menteur.

— Ne restons pas dehors. C'est peut-être le printemps, mais il fait assez froid pour qu'on le prenne pour l'automne !

Il ne fait pas si froid que ça, pensa Donal, inquiet. Mais il ne dit rien au Mujhar et le suivit dans le palais.

— Je vais vous faire apporter à manger, dit Karyon. Puis Aislinn ira se reposer. Le voyage a dû te fatiguer, mon enfant...

— Je ne t'ai pas vu depuis deux ans, et tu m'envoies au lit comme un gosse désobéissant ! protesta-t-elle.

— Mais tu l'es, sourit le Mujhar. Tu es restée éloignée de moi plus longtemps que je le souhaitais.

— Je dois te parler, père, c'est important...

— Une autre fois. ( Le ton de Karyon ne laissait pas place à la discussion, même pour sa fille bien-aimée. ) Si tu ne veux pas me ressembler avant le temps, tu dois prendre le repos dont tu as besoin.

— Ne dis pas cela ! Tu n'es pas vieux ! protesta Aislinn, choquée.

Karyon l'embrassa sur le sommet du crâne.

— Tu te trahis en te récriant si violemment. J'ai regardé dans le miroir d'argent poli, Aislinn. Je préfère la vérité à la flatterie.

— Oui, murmura-t-elle. Par les dieux, tu m'as manqué ! Ce n'était pas pareil sans toi !

Karyon serra sa fille contre lui et rencontra le regard de Donal, par-dessus sa tête.

— Nous avons beaucoup de choses à nous dire, prince.

Le jeune homme acquiesça. Puis il se racla la gorge.

— Mon seigneur, je voudrais vous présenter Sef. J'espère que vous l'autoriserez à rester à Homana-Mujhar. Il peut apprendre le métier de page, ou de garde quand il sera plus vieux. Je crois qu'un bon sang coule dans ses veines, même s'il est inconnu.

Karyon regarda le garçon. Sef était pâle, mais il se tenait très droit, comme s'il arborait déjà la livrée du Mujhar.

— Le souhaites-tu ? demanda Karyon. Je ne veux ici personne qui n'accepte pas de servir de son plein gré.

— Mon seigneur ! dit Sef en tombant maladroitement à genoux, qui ne souhaiterait servir son roi ?

— Tu serviras ton prince, pas ton roi. Je pense que tu t'en sortiras mieux avec Donal. Mais je te suggère, d'abord, de mettre un peu de chair sur tes os. Tu es trop menu.

Donal remarqua que Karyon ne posait aucune question sur les origines de Sef. Il l'acceptait, simplement.

Les cheveux noirs de Sef lui tombaient sur la figure, cachant son œil bleu. Pour la première fois, Donal le vit délibérément repousser ses cheveux en arrière.

Comme s'il était en paix avec ce qu’il est.

Karyon sourit au garçon.

— C'est assez, Sef. Inutile de te meurtrir les genoux.

Sef ne bougea pas.

— Mon seigneur, dit-il à Karyon, est-il vrai que vous avez presque vaincu le démon ihlini ?

— Tynstar ? (Karyon secoua la tête. ) Si c'est ce que les récits disent de moi, ils se trompent. Non, Sef : Tynstar m'a quasiment vaincu.

— Mais... ( Sef jeta un coup d'œil à Donal, demandant la permission de parler. ) Mon seigneur Mujhar, je croyais que personne ne pouvait échapper à un Ihlini.

Karyon ébouriffa la chevelure de Sef.

— Tynstar n'est pas infaillible. C'est un terrible adversaire, mais il n'est pas impossible à défaire.

— J'ai... ( Sef jeta de nouveau un regard à Donal et celui-ci lui fit signe qu'il pouvait parler. ) J'ai un jour entendu dire que Tynstar avait tué un chef de clan cheysuli.

— Oui, répondit doucement Karyon. Tynstar a tué son lir. Duncan a pratiqué le rituel de mort, suivant la tradition cheysulie.

Sef comprit les implications de ce qui venait d'être dit. Il se tourna vers Donal, le visage déformé par l'horreur.

— Si Taj et Lorn sont tués...

— Je suis mort aussi, termina Donal. C'est difficile à comprendre pour ceux qui ne sont pas élus des dieux, mais c'est le prix du lien-lir. Nous nous en acquittons quand le moment est venu.

Les yeux d'Aislinn s'écarquillèrent.

— Tu ne ferais pas une chose pareille si tu étais Mujhar !

Une fois qu'ils seraient mariés, comprit Donal, elle pensait qu'il mettrait de côté une partie des coutumes de son peuple. Et qu'il en rejetterait encore davantage quand il serait Mujhar.

— Guerrier ou Mujhar, je dois suivre les traditions de mon peuple, dit-il.

— Tu es homanan aussi bien que cheysuli.

— Je suis d'abord cheysuli.

La main de Karyon se posa sur l'épaule de sa fille.

— Tu es fatiguée, dit-il. Va te coucher, Aislinn.

— Non, dit-elle. II y a d'abord une chose dont nous devons parler...

— Va te coucher, répéta-t-il. Nous aurons le temps de bavarder plus tard.

Elle regarda Donal, comme si elle s'attendait qu'il soulève la question de la rupture des fiançailles. Quand elle en eut assez d'attendre, elle remonta ses jupes et partit en courant.

Karyon fit signe à un des serviteurs qui attendaient en silence, et lui demanda d'amener Sef aux cuisines. Après un regard à Donal, qui lui fit signe qu'il pouvait y aller, le gamin se leva, s'inclina devant le Mujhar et partit avec le serviteur.

— Je suis désolé de ce que le garçon a dit. Tu n'as pas besoin qu'on te rappelle le sort de ton père.

— Le tahlmorra d'un guerrier n'est pas toujours bien accepté par sa famille. Mais j'espère que les dieux m'accorderont une vie aussi efficace que la sienne.

— Efficace ? répéta Karyon sans sourire. Une façon modeste de décrire la loyauté et l'esprit de sacrifice de Duncan...

— Il ne sert à rien d'en reparler. Tynstar a vaincu mon jehan, mais pas avant qu'il ait accompli ce qui était prévu.

— Te donner naissance ? Et, ce faisant, forger le prochain maillon de la prophétie...

Le maillon qui excluait un Mujhar homanan. Donal se demanda pour la centième fois si Karyon lui-même n'en voulait pas à ce prince cheysuli à qui tout était donné sans qu'il ait rien fait pour le mériter.

Le hasard de la naissance. C'est tout.

Pourtant Donal savait que c'était faux. Les dieux eux-mêmes avaient décidé de son destin.

— Pour un homme empoisonné, tu as l'air en parfaite forme. Ce qu'Aislinn a dit est-il vrai ?

— Oui, mon seigneur. Et je suis complètement remis.

C'était faux. Epuisé par le voyage, il avait besoin de repos et de nourriture. Mais sa fierté l'empêchait de le dire à Karyon, qui avait plus de problèmes de santé que n'importe qui.

— Parfait. Viens et montre-moi, dit-il, se tournant et se dirigeant vers un couloir.

— Que je vous montre quoi ? demanda Donal en le suivant.

— Rowan ! cria Karyon.

Celui-ci sortit de derrière une porte. Ses cheveux noirs étaient en bataille, comme s'il venait de prendre un bain.

— Mon épée est dans mes appartements. Peux-tu me l'apporter dans la salle d'exercice ?

— Oui, mon seigneur, dit Rowan, ses yeux jaunes reflétant son étonnement.

— Karyon, que voulez-vous faire ?

— Je veux voir quels talents tu possèdes.

— A l'épée ? ( Donal secoua la tête. ) Vous savez bien...

— Que tu te prétends au-dessus de ces choses ? Qu'un Cheysuli ne peut pas être menacé par l'acier ?

— Non, bien sûr que non. Je peux être blessé aussi facilement qu'un Homanan. C'est seulement...

— Seulement quoi ? dit le Mujhar sans ralentir. Seulement que tu préfères t'en tenir à l'arc et au poignard ?

— Je me débrouille bien avec les deux ! dit Donal, vexé, s'arrêtant net.

— Oui, reconnut Karyon en s'arrêtant aussi. Mais le futur Mujhar d'Homana doit aussi savoir manier l'épée. Cette épée, dit-il en prenant l'arme des mains de Rowan.

Donal se passa une main dans les cheveux et sur le visage.

— Karyon, dit-il, luttant pour garder son calme, oubliez-vous que je suis cheysuli ?

— Je crois que c'est impossible, tu ne perds pas une occasion de me le rappeler.

Il tint le fourreau dans la main gauche et posa la droite sur la lourde garde plaquée d'or. Au milieu brillait une pierre noire jadis écarlate. Un rubis rouge sang, appelé l'Œil du Mujhar, qui avait été perverti par la sorcellerie de Tynstar.

— Vous voulez que nous combattions ensemble...

— Oui. Comme nous l'avons fait par le passé.

— Vous ne vous êtes jamais servi de cette épée contre moi.

— Il est temps que je le fasse. C'est l'épée de ton grand-père.

— Il l'a forgée. Jamais il ne l'a utilisée. Aucun Cheysuli ne se sert d'une épée.

— Hale était un pur Cheysuli, reconnut Karyon. Mais tu as un quart de sang homanan. Cela t'autorise à apprendre le maniement de l'épée.

Donal regarda Rowan et ne vit rien qu'une expression impénétrable.

Il a beau être cheysuli, c'est avant tout le serviteur de Karyon. Il a lair plus homanan que le Mujhar en personne !

Donal regarda l’épée qui pendait au flanc gauche de Rowan. Une épée homanane, utilisée par un Cheysuli.

Le visage sombre de Rowan s'empourpra. Pendant le qu'mahlin de Shaine, il avait survécu en occultant de propos délibéré la vérité sur ses origines. Il était né cheysuli, mais il avait été élevé par des parents d'adoption ellasiens, venus vivre à Homana... Désormais libre d'embrasser les coutumes de sa race, il avait choisi de ne pas le faire. Extérieurement cheysuli, il était intérieurement homanan. Le bras droit de Karyon.

Au lieu de mon su'fali ( son véritable homme lige ).

Mais Donal ne blâmait pas entièrement Rowan. Le départ de Finn avait été manigancé par quelqu'un d'autre, et facilité par Karyon lui-même.

Le visage de Rowan se crispa soudain sous le regard de Donal, qui s'en sentit honteux.

Ce n’est pas sa faute. Il a été élevé par des non-élus. Sans lir, il lui manque aussi un cœur et une âme. Mais il fait du mieux qu’il peut.

Donal regarda l'épée royale d'Homana, sachant qu'elle était cheysulie. Puis il regarda Rowan.

Sans un mot, celui-ci tira son épée du fourreau et la lui tendit.